CHAPITRE II

Cela évoquait l’intérieur d’un immense cercueil flottant, où la puanteur dominait.

Du moins pour ceux qui gardaient encore quelque conscience des choses. Et ils n’étaient pas en majorité. La dernière plongée, effectuée avec des moyens réduits, un appareillage en fort mauvais état, s’était déroulée dans des conditions assez défavorables pour avoir donné un coup mortel au Sygnos.

Le subespace est fertile en pièges, connus ou inconnus. Si Molvida avait cependant réussi à rallier les abords de la planète patrie, ce n’était pas sans dommages, à la fois pour son navire et pour ceux qu’il portait.

On déplorait deux morts, projetés sans douceur à la suite d’un amarrage défectueux, chacun devant se sangler soigneusement en cours de plongée. Mais en réalité l’équipage se souciait médiocrement des victimes. Les uns et les autres étaient épuisés et surtout le manque d’air respirable se faisait sentir plus que jamais.

Molvida envisageait le moment où il autoriserait le port des casques-masques des scaphandres. Procédé désespéré, l’autonomie de ces engins n’étant pas illimitée et exigeant un certain dosage dans l’utilisation. Certains, d’ailleurs, sans attendre les ordres, s’étaient déjà emparés de leurs équipements.

Des spectres se traînaient. Cyrille voyait avec une tristesse infinie ces filles auxquelles il était très attaché : Fathia… Lynn. Cette dernière, grande et jolie femme venue du monde du Verseau, remarquable par sa chevelure dorée et ses yeux d’un violet translucide, lui souriait encore. Mais elle avait terriblement maigri, ce qui la défigurait partiellement.

Cyrille fut attiré par un bruit de dispute et il crut même percevoir des échos violents, comme si des coups s’échangeaient. Il se précipita, lui qui occupait sur l’astronef des fonctions lui donnant rang de lieutenant en second auprès de Molvida.

Le commandant était d’ailleurs déjà sur place et tentait de séparer Flaw de Mourad, celui qu’on appelait le beau Mourad, natif de Tunisie-sur-Terre, un grand garçon au teint presque blanc, aux cheveux sombres légèrement bouclés, grand copain de Cyrille et lui aussi très « ami » avec Lynn et Fathia.

Flaw éructait des injures, s’en prenant à Molvida, ce qui avait exaspéré Mourad :

— Ce salaud ! Ce con ! On pouvait aller vers Uranus… ou vers Mars… n’importe quoi ! Pas la Terre ! Puisqu’elle est foutue… et nous avec !…

Mourad avait tenté de le faire taire et ils en venaient aux mains. Le maître du bord cherchait à les séparer et il fallut l’intervention de Cyrille pour que le forcené soit maîtrisé.

Il n’en continuait pas moins d’invectiver le commandant, lui reprochant avec autant de grossièreté que de véhémence d’avoir perdu le vaisseau spatial par cette dernière manœuvre.

Il finit par quitter la place, grommelant des menaces et Molvida, soupirant, avoua à son second et à son pilote qu’il redoutait les suites de pareil incident.

— On le mettra à la raison ! assura Mourad.

Lynn les rejoignait. Lynn-aux-yeux-violets enlaçait Cyrille, son favori, ce que nul n’ignorait. Mais le moyen de songer aux transports de tendresse, en une pareille situation ?

Tous quatre tentaient d’observer la Terre, ou ce qu’il en restait, par les écrans panoramiques. Titus, près d’eux, se battait avec la radio et la sidérotélé mais le cataclysme avait produit des interférences tellement violentes que les communications n’étaient plus que brouillages quasi inaudibles. Il percevait cependant par instants des fragments d’émissions, émanant peut-être de certaines stations de la planète meurtrie, ou d’autres mondes du système solaire, quelque peu frappés eux aussi par cette étrange maladie du soleil tutélaire.

On gouvernait mal, mais on gouvernait. Haletant, suffoquant, Molvida et ses compagnons profitèrent de cette suprême croisière du Sygnos pour survoler au maximum ce monde dévasté. Quelques autres observaient par les hublots, où s’appliquaient des visages blêmes et décharnés. Les femmes étaient de moins en moins jolies avec leurs yeux battus, leurs lèvres exsangues, leurs narines qui se pinçaient dans cette atmosphère qui n’était qu’un ramassis de senteurs aigres et nauséabondes. Et les hommes, mal rasés, l’œil mauvais ou parfois hagard, ne valaient guère mieux.

Molvida sentait sourdre la colère, encore que le destin seul fût responsable de la catastrophe. En attendant, lui aussi détectait, en images brouillées, en clichés fragmentaires, le film de la malheureuse Terre. À quoi bon décrire pareil désastre ? L’effet de cent séismes, de cent raz de marée, de cent mille bombes thermonucléaires n’aurait sans doute pas atteint semblable résultat !

Des amas de cités se confondaient avec des monts effondrés et des gouffres subits avaient éventré la planète mère en un sacrilège attentat. Et dans ce chaos les malheureux humains avaient péri par myriades. On eût dit que l’humanité maudite avait touché à son terme. Il devait évidemment y avoir des survivants, mais il était impossible de les situer, encore moins d’entrer en contact avec eux.

La partie médiane de l’Afrique était sous les eaux, Atlantique et Pacifique s’étant curieusement unis, ce qui modifiait singulièrement la cartographie.

— C’est là, sans doute, que la Lune a percuté ! murmura Cyrille. Et les autres acquiescèrent silencieusement.

La Lune ? Ce qu’on avait pu glaner en tant que messages affirmait qu’elle était relativement intacte. Relativement ! Parce que pareil carambolage, peut-être réédition d’un fait remontant à des millénaires et parfois évoqué par certains historiens férus d’ésotérisme, devait tout de même y avoir provoqué de sérieux dégâts.

Il était un fait certain : si le Sygnos devait aborder quelque part, en admettant que ce fût encore possible avec ce qui restait comme moyens techniques, il était exclu de tenter de rejoindre la Terre où le feu, l’eau, un sol semblant parcouru en permanence par des plissements et des crevasses indiquant une exceptionnelle fureur tellurique, prouvaient que la vie allait y devenir à peu près impossible, sinon tout à fait.

— La Lune, alors… ?

Malgré les protestations de Flaw et de quelques autres qui mettaient stupidement Molvida en demeure d’assurer leur salut, on tenta de rallier ce qui avait été le satellite de la Terre. Maintenant, c’était curieux, les deux astres que le cataclysme avait rapprochés au point de les heurter en un désastre quasi sans précédent, orbitaient l’un et l’autre à peu près à mi-chemin de leur éloignement multimillénaire, désormais soit un peu plus de cent mille kilomètres.

Distance bien faible pour un astronef, même s’il n’utilise pas le subespace. Il fallait cependant tenir compte des faiblesses de l’équipement du Sygnos. Molvida et ses partisans estimaient pourtant pouvoir effectuer ce dernier voyage, bien minime auprès des fantastiques distances parcourues pendant l’aller et retour Terre-Pégase.

On avait l’impression d’un engin bringuebalant, prêt à céder à tout moment et dont les éléments allaient se disloquer dans l’espace. De nouvelles fuites se produisaient et cette fois il fallut bien se munir des appareils respiratoires. On enfila même les scaphandres spatiaux, à toutes fins utiles. Et ceux qui gardaient encore quelque foi dans la puissance du Maître du Cosmos le prièrent secrètement de permettre au Sygnos de franchir ce petit parcours avant l’éclatement final.

Encore qu’on pouvait se demander ce qu’on allait trouver sur la Lune !

Monde mort, stérile. Pas d’air. Pas d’eau. Bien que le subtil Koonti leur eût souvent affirmé qu’à son sens il existait sur le satellite de la Terre une aquasphère ignorée, négligée par des technocrates qui la prétendaient inexistante, analogue dans une certaine mesure à la pyrosphère terrestre, laquelle pyrosphère explosait littéralement depuis la formidable collision ce qui rendait la survivance impensable à la surface de la planète patrie.

Il y avait évidemment de nombreuses bases lunaires. Cités sous globes gonflables, installations troglodytes où on entretenait un air climatisé. Mais tout cela était aléatoire et le choc des astres avait dû là aussi provoquer des dégâts, faire de nombreuses victimes.

Tant bien que mal on approchait de ce qui avait été le poétique astre des nuits pour les poètes terrestres et qui semblait, de plus près, un caillou rude et farouche, non sans grandeur, mais dénué d’aménité, bien peu philohumain.

Molvida dirigeait la manœuvre, secondé par Cyrille Wagner et Lynn. Mourad était aux commandes et Titus s’acharnait à tenter un duplex avec d’hypothétiques stations sélénites éventuellement encore viables.

Trois hommes en scaphandres pénétrèrent brusquement dans le poste de pilotage, tenant à la main des revolasers, avec une attitude sans équivoque qui glaça ceux qui tentaient le salut du malheureux navire de l’espace.

Encore que cette attitude de franche hostilité fût à la fois aussi imbécile que menaçante d’aspect, les occupants du poste qui s’évertuaient à sauver ce qui pouvait encore être sauvé demeurèrent un court instant dans la stupeur.

Et pourtant, outre Flaw, l’éternel révolté, le médiocre qui entretenait sans cesse la haine depuis son âme aigrie, il y avait Osk, le Centaurien, et un autre Terrien, Wallbar. Cosmatelots taciturnes, souvent coupables de bagarres aux escales.

Molvida s’était repris.

— Que signifie… ? Que voulez-vous ?

Flaw, un de ces types nés pour provoquer les révolutions sanglantes, ricana :

— Ça va, Molvida ! Inutile de le prendre de haut ! Ce qu’on veut ? S’en sortir !

— Sale con ! gronda Cyrille ! Nous faisons tout pour ça ! Sauver le navire !

— Le navire, on s’en fout ! Et de vous avec ! Ce qu’on veut : l’oradium !

— Quoi ???

Flaw agita de façon caractéristique son revolaser :

— On perd du temps ! On veut l’oradium qui est dans les soutes ! Un coffre chacun ! Et on saute ! On se tamponne du reste !

Déclaration qui pouvait paraître ahurissante et qui, en effet, l’était par sa lourde puérilité.

L’oradium ! Il était vrai que le Sygnos ramenait du monde de Pégase trois coffrets soigneusement blindés contenant chacun plusieurs kilos d’oradium. Un minerai inerte dans ses containers plombés. Mais, au contact de l’air, il se révélait. Il dégageait à la fois lumière et chaleur dans des conditions encore mal étudiées et de surcroît ses radiations, dans l’atmosphère, avaient la singulière propriété d’ioniser littéralement les particules, si bien qu’hydrogène et oxygène ainsi fécondés prenaient d’incroyables proportions. Tout cela n’était encore connu que sur un mode empirique et une des raisons de l’expédition hydrographique vers Pégase n’avait pas été la moindre, à savoir récupérer afin de la ramener sur la planète patrie une quantité aussi considérable que possible d’oradium. Le minerai analysé en laboratoire finirait sans doute par livrer ses derniers secrets, que l’on estimait formidables.

Et c’était cela que ces trois forbans désiraient !

Lynn les regarda, méprisante, hautaine.

— Idiots que vous êtes ! Avec ou sans oradium nous tombons sur la Lune… Nous freinons au maximum, mais nous risquons l’écrasement… Et ce n’est pas parce qu’on vous livrera l’oradium que vous en serez plus riches ! Plus protégés !

— Cela nous regarde, grinça Flaw, décidément porte-parole de la mutinerie. Je veux l’oradium… Ensuite… on verra !…

— C’est non ! coupa Molvida.

Flaw frémit et on vit son visage anguleux se crisper derrière le masque de dépolex du scaphandre qui le revêtait, comme désormais tous ceux que portait le Sygnos.

Il esquissa un geste levant le bras armé. Mourad avait bondi sur lui.

Les jets de laser fusèrent, sans toucher personne mais malheureusement en pulvérisant le tableau de commande. Déjà, c’était la mêlée.

Tandis que le Tunisien tentait de désarmer Flaw, Titus s’était jeté sur Osk et Wallbar avait affaire à Cyrille Wagner. Parfois, dans un heurt, un des revolaser partait, et un jet de feu concentré crevait une cloison, détruisait un rouage. Titus fut légèrement atteint. La manche du scaphandre crevée, un peu de chair entamée.

De rage et de douleur il envoya son pied au bas-ventre de l’agresseur qui ulula, se tordit en deux.

Wallbar braquait son arme sur Cyrille. Il chancela, tomba. Lynn avait réussi à l’assommer avec une clé anglaise. Comme beaucoup d’abrutis de son espèce, il tenait les femmes pour quantité négligeable, en faux mâle phallocrate, et ne s’était pas méfié.

Flaw se sentit perdu car, s’il tenait encore son revolaser, il voyait maintenant que Titus avait récupéré celui d’Osk, qu’il avait jeté au sol, tandis que Cyrille ayant à peine eu le temps de remercier Lynn d’un sourire en avait extirpé un autre d’une des armoires du poste.

Flaw soufflait comme un phoque ce qui faisait un bruit bizarre dans le micro de son casque.

Molvida marcha sur lui.

— Jetez votre arme, Flaw !

Une lueur de sang passa dans le regard de l’homme à l’oreille percée, mais il vit les yeux de ses antagonistes. On arrivait au point de non-retour pour tout le Sygnos, aussi comprit-il qu’on ne lui ferait pas grâce. Il obéit.

Molvida ordonna :

— Wagner ! Bouclez-les dans une cabine. Nous avons à travailler !

Il avait parlé posément, comme si la situation n’était pas dramatique.

Elle l’était, cependant.

Ils n’avaient aucune illusion à se faire à ce sujet les uns et les autres. Mais pour tout achever les effets du tir des révoltés venaient de détruire en grande partie leurs derniers moyens de diriger encore vaguement l’astronef en détresse.

Les panoramiques avaient souffert. Le laser avait étoilé les écrans où les visions étaient déjà assez diffuses. On décida, tandis que Cyrille aidé de Mourad conduisait les trois misérables dans une cabine qu’on fermait magnétiquement, de se guider par visibilité de hublot. Molvida tenait ce qui restait des volants de direction et Lynn, qui avait sommairement fait panser Titus en appelant Fathia la petite infirmière, le renseignait tant bien que mal, en scrutant l’immensité au-delà de la paroi de dépolex.

L’équipe se reconstitua quelques instants plus tard. Mais il fallait bien reconnaître que le Sygnos était sérieusement handicapé. Il gouvernait plus mal que jamais et, si on pouvait admettre avoir échappé à l’attraction de cette malheureuse Terre, on ne subissait pas encore celle de la Lune, dont la masse et par conséquent la force de gravitation est quelque six fois plus faible.

Cependant, ils tinrent bon.

Par instants, des nouvelles inquiétantes leur parvenaient des divers compartiments du vaisseau spatial. Koonti, un grand gaillard quinquagénaire aux beaux cheveux argentés, au visage un peu rêveur, les tenait au courant de ce qui se passait. Celui qu’on appelait affectueusement le « sourcier », eu égard à ses curieux pouvoirs hérités du terroir, remplaçait les interphones défaillants, tandis que Fathia s’occupait à soigner tant bien que mal les désespérés qui ne manquaient pas.

Sur la vingtaine d’hommes d’équipage il n’y en avait que quatre ou cinq encore solides, tenant plus par leur cran que par leurs possibilités physiques. Le reste, sinon ulcéré et révolté comme Flaw et ses complices, s’abandonnait, jugeant la situation sans issue.

Lynn, comme tous ceux qui observaient directement l’espace, pouvait apercevoir par instants, selon les fluctuations capricieuses de ce qui n’était déjà presque plus qu’une épave, ce qui tenait lieu maintenant de soleil. Un astre sanglant, une étoile de pourpre endeuillée aux rayonnements bien étranges. Et le grand vide en paraissait embrasé.

Le Sygnos, plus mal en point que jamais, continuait à se disloquer partiellement. On constatait des déprédations multiples et ce qui restait d’air ambiant n’était plus qu’un souvenir.

La chute vers la Lune commença, freinée par des fusées rétroactives, ce qui permettait malgré tout une descente sans trop de risques.

Molvida, Lynn, Cyrille, Titus, Mourad, Fathia et quelques autres se tenaient prêts à toute éventualité.

Ils tombaient. La surface lunaire, très apparente, montait vers eux.

Et tout à coup le malheureux astronef craqua dans toute sa carène. Des panneaux de métal se détachèrent, chutèrent de façon intrinsèque. Le Sygnos mutilé exécuta dans l’espace une sorte de cabriole qui déséquilibra ses passagers.

La plupart se trouvèrent éjectés, tandis que la vaste carcasse tombait, tombait, une chute relativement molle, vers ce sol désolé et sans vie…